Suite à sa première publication en 1999 dans le n° 8 de Looming,
la nouvelle L’homme papillon [Liblikmees] a été récompensée par le prix Friedebert Tuglas en 2000.
Elle a ensuite fait partie du recueil Le voleur de vieillards [Vanameeste näppaja] en 2001.

Elle a été publiée en français dans un recueil qui a pris son titre en 2014, chez Pascal Galodé éditeur.

Un court-métrage, réalisé par Edina Csüllög, est sorti en 2015. C’est Nero Urke qui y joue l’Homme-papillon.

Le texte, traduit par Antoine Chalvin, avait été mis en ligne dès juillet 2002 sur son portail de littérature estonienne.

Lorsque Anselm entra dans le bureau du directeur du cirque, sa bouche s’ouvrit de stupéfaction : il lui semblait avoir aperçu, assis derrière le bureau qui lui faisait face, une créature à tête de poisson. Mais ce n’était probablement qu’une hallucination, car celui qui maintenant l’invectivait était un homme tout ce qu’il y avait de plus normal – petit, gros et chauve :
« Comment osez-vous entrer dans mon bureau sans frapper ! Quelle impudence ! Vous n’avez pas vu l’écriteau sur la porte ? Je suis parti déjeuner ! Vraiment, quelle impolitesse ! Incroyable ! Pour qui vous prenez-vous ? Et que voulez-vous ? Répondez ! Ou plutôt non, allez au diable ! »
Anselm décida de ne pas se laisser éconduire si facilement, car il avait la ferme intention de se faire engager dans le cirque magique de Boruslawski.
« Je vous prie de m’excuser, Monsieur le Directeur… euh… si vous êtes bien le directeur… » En voyant le visage irrité du gros homme, il se convainquit qu’il s’agissait bien de Boruslawski en personne. « Hum, eh bien voilà, Monsieur le Directeur… si vous le permettez… je voulais vous dire que je sollicite la place d’illusionniste dans votre cirque. »
Le petit gros devint aussitôt plus attentif. Il se laissa glisser prestement de sa chaise et vint se placer en haletant sous le nez d’Anselm, plantant ses étranges yeux à fleur de peau dans ceux du visiteur : « Tiens, tiens, c’est donc cela… Est-ce que vous avez lu l’annonce attentivement au moins ?
– Mais c’est précisément à la suite de l’annonce que je viens », répondit Anselm, étonné de cette méfiance.
« Eh bien dans ce cas, vous devez savoir que nous n’engagerons qu’un véritable maître. » Les coins de la bouche du directeur s’étirèrent soudain en un sourire narquois. « Vous avez peut-être sur vous un document attestant de vos compétences, ou à défaut une liste de vos tours ? »

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XX

Revue Brèves sur l'Estonie (2014)Extrait du n°103 de Brèves

G.-O. C. : Mehis Heinsaar, à vous lire, on a le sentiment que vos histoires ne vous sont pas exactement inspirées par le spectacle du monde qui vous entoure, mais qu’elles émanent de vous, des profondeurs de votre être. Pour le public français, parfois accablé par un « art du réel » sans issue, par le prosaïsme opiniâtre d’une majorité d’auteurs autochtones, c’est très dépaysant. D’où vous vient ce goût d’un réalisme magique, ou cette pente poétique qui fait tout le prix de L’Homme-papillon, la nouvelle éponyme du recueil, ou de Voyage au bout du monde ?

M. H. : Je crois que cette veine « magique » est à la fois une chance et un malheur, car c’est pour moi la seule façon possible d’écrire : je ne sais pas faire autrement. En tant qu’écrivain, j’ai plutôt un tempérament de poète : même si je privilégie l’écriture de nouvelles, mon processus de création repose entièrement sur l’inspiration. Tout ce qui m’arrive dans la vie s’accumule comme de l’eau derrière un barrage, ou comme une sorte de magma ou de gaz, qui m’empoisonne de l’intérieur, génère une tension, provoque un gonflement de l’âme et finit par s’expulser hors de moimême sous la forme de récits ou de contes. Ce sont des visions intérieures engendrées par les conflits ou les chocs avec la vie. Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une forme de réalisme, mais qui naît d’une autre manière. Après cela, je suis de nouveau vide et inerte pendant quelque temps.

Une source d’inspiration importante pour moi sont mes randonnées dans la nature en Estonie ou en Lettonie, et aussi des pièces et des appartements de Tartu où la vie s’écoule lentement. Je situe les événements de mes récits dans les villages que je traverse. Le milieu est donc toujours réaliste. Mes paysages favoris sont les villages et les routes, les grandes plaines où coulent des rivières et depuis lesquelles on aperçoit au loin la forêt ou parfois la mer. Cette année, au début du printemps, en marchant dans la forêt, j’ai trouvé parmi les arbres encore dénudés une cabane à moitié en ruines. J’ai eu alors la vision d’un château en bois aux pièces exiguës, habité par un père très maigre et sa fille, qui se nourrissaient de pommes de pin. Cette vision contenait déjà en germe les matériaux d’un récit, que je n’avais pas vu tout d’abord, mais qui s’est peu à peu révélé. Ce genre de vision est comme un papier photographique dans un bain de révélateur : sur la surface blanche apparaît très lentement une image fantastique aux contours précis, résultat de la prise de vue poétique.

Un autre milieu important est la ville, avec ses microcosmes. À Tartu, j’ai cinq ou six amis ou connaissances chez qui le temps s’est arrêté. Au fil des années s’est accumulée dans les pièces une sorte de couche archéologique, qui a rarement été déplacée. Dans certaines d’entre elles, le ménage n’a pas été fait depuis des années. Partout flotte une poussière divine. D’ailleurs, chez moi aussi, c’est souvent comme cela.

Dans les villes, le temps s’écoule en général de façon très rapide et agressive. Chaque jour, il faut être prêt à livrer une nouvelle bataille contre le temps. Mais les appartements de mes amis sont comme des oasis où le temps pressé ne pénètre pas. Quand on est assis dans l’une de ces pièces hors du temps, les êtres humains qui s’y trouvent deviennent comme des créatures semi-mythologiques. Dans la pièce règne une atmosphère intemporelle, un temps divin. On peut y devenir une sorte d’explorateur du cosmos : le carburant de la fusée est le thé qu’on boit sans interruption, et l’espace qu’on explore est celui de la rêverie. C’est comme cela que naissent mes oeuvres, dans une interaction entre le temps léthargique et le temps actif. Je suis un peu comme une chenille qui passe l’essentiel de sa vie à dormir, jusqu’au jour où elle devient un papillon et peut voler pendant un temps très bref, mais très intense. Après quoi la léthargie revient.

Je vis donc dans une sorte d’étrange chaos créatif. Mais aujourd’hui, à quarante ans, quand je regarde derrière moi, j’ai l’impression qu’on peut distinguer dans ce chaos un motif un peu flou, mais tout de même assez concret.

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