Quelques larges extraits de l’interview de Mehis Hainsaar menée par Sven Vabar dans le Vikerkaar 7-8/2014

Mehis et les modèles

Conversation avec Mehis Heinsaar

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Eh bien, Mehis,  explique donc le modèle qui permet de décrire ton processus créatif.

Couverture Vikerkaar 7/8 2014Le modèle est le suivant. Je crois que je suis davantage inspiré par des divinités d’un jour ou par des éphémères que par des muses au règne plus durable. Parfois je travaille sur un récit plus long et plus pesant, et j’ai alors l’impression de voyager au Moyen Âge en char à bœufs d’une ville à une autre en traversant une forêt dans laquelle les autres charrettes ont creusé de profondes ornières. Mais il arrive parfois qu’une pensée errante,  fragile, vive et légère, surgisse de quelque part, comme un lièvre ou une belette, et traverse le chemin devant moi. Alors je me précipite hors des ornières de mon histoire pesante et je commence à poursuivre ce petit animal. Dès qu’une belette, une martre ou une libellule bleue traverse ces ornières, mon esprit veule et joueur s’enfuit aussitôt avec elle.  Puis, après avoir erré pendant des jours dans les broussailles, il se remet à chercher à grand-peine les ornières qu’il avait entre-temps perdues de vue et qui semblent avoir été creusées par une culpabilité ou une souffrance primordiales. Mais en même temps, si le chemin carrossable de cette pesante histoire n’avait pas déjà été tant de fois parcouru, je ne remarquerais pas la libellule ou le nain qui le traverse et avec qui il est possible de s’enfuir en jouant et de fixer enfin brièvement une pensée vagabonde ou un poème. Sans ces ornières, les fourrés seraient pleins de toutes sortes de petits animaux étranges et d’autres personnages, mais il ne serait pas possible de les remarquer. Il n’y aurait aucune des deux possibilités. Ce serait simplement un état sauvage. Je ne sais pas si ce serait mieux ou moins bien, mais en tout cas ce serait quelque chose de tout à fait différent. Et un tel état ne pourrait plus être fixé sous une forme littéraire. À supposer qu’il y ait un homme dans une telle forêt sans limite, il serait perdu et terrorisé et ne remarquerait rien en dehors de ce qui concerne sa survie immédiate.

 

Mais si tu te précipites pour poursuivre la belette,  n’y a-t-il pas un risque  que celle-ci se transforme à ton insu en un  nouveau bœuf, qui tire peut-être une charrette encore plus lourde sur un chemin encore plus défoncé ?

Il peut en effet arriver qu’une métamorphose se produise  et que la belette devienne un ours ou un aurochs terrifiant. Mais généralement, cela n’arrive pas. Si la belette se manifeste sous la forme d’une pensée vagabonde ou d’un poème, elle apparaît et disparaît très vite et la poursuite mentale ne dure en réalité qu’une vingtaine de secondes ou au maximum une minute. C’est comme le vol d’un papillon que j’accompagnerais sous la forme d’une libellule. Cet esprit n’est pas difficile à rejeter, car il disparaît tout simplement d’un seul coup, comme si la terre l’avalait, et il n’est plus possible de le suivre. Il est très pur et très naturel. Telle est la manière d’être de celui qui est inspiré par le grand instant, par un éphémère ou par une divinité d’un jour. Une telle créature ne peut être poursuivie longtemps. Cela ne viendrait même pas à l’idée, car son essence est d’être un jeu qui ne dure qu’un instant. Après quoi il s’arrête et voilà tout. Il ne reste plus de lui que des signes griffonnés à la hâte et il n’y a plus rien d’autre à faire que de se remettre à chercher le lourd chemin creusé d’ornières. Mais ces signes griffonnés peuvent devenir tout simplement une phrase de six ou sept lignes que l’on peut baptiser « pensée », « récit », « poème en prose » ou tout ce qu’on voudra. Cela peut aussi être quelque chose d’intermédiaire. C’est exactement ce que c’est : la course d’un nain qui traverse un sentier de forêt. Et il peut rester tel qu’il a été écrit. Quoi qu’il en soit, il est très nourrissant, pur et bon, en comparaison avec le récit pesant ou avec quelque chose d’encore plus long, qui est motivé par Dieu sait quelle grande idée, par la culpabilité ou la souffrance primordiales, ou par la lourde obligation de jouer son rôle d’écrivain, même si l’écriture de ce long récit ne débouche sur rien malgré une bonne idée. Quand un nain traverse le sentier en courant, la journée est réussie, même si quelque chose d’autre n’aboutit pas.

 

Mais avec tous les textes, il faut bien, dans une certaine mesure, une certaine dose de travail fastidieux.

La belette pure a une force si grande que même le travail sur les textes qui en surgissent est en un certain sens une joie pure et légère qui me porte. Ce n’est pas difficile.

 

La course de la belette ne peut-elle pas engendrer un texte plus long ?

C’est arrivé. Par exemple la nouvelle éponyme du recueil « Le bonheur voyageur ». L’idée en a été notée en cinq minutes sur une route à proximité de la frontière lettone. Plus tard, la mise en vorme du récit a pris du temps et je l’ai évidemment réécrit trois ou quatre fois. Mais tout cela n’était qu’un pur bonheur, car l’essence de la libellule était si fortement présente que je n’ai pas eu besoin de me forcer, même pour réécrire le texte. Des petits textes brefs qui sont comme des traces de libellules ou des figures décrites dans le ciel par des chauves-souris, j’en ai déjà accumulé un très grand nombre. Par exemple dans mon journal, que j’écris depuis sept ou huit ans. L’année dernière, lors des journées d’été du groupe NAK, j’ai lu une partie de mon journal de l’année 2007 2008, et certains auditeurs ont beaucoup apprécié. Je pourrais donc peut-être le publier un jour sous cette forme.

 

Certains de tes récits publiés sortent un peu de l’ordinaire, et probablement aussi ces textes inspirés par la course d’une belette, par exemple le cycle « récits de la force » dans le recueil « Le costume ». Et aussi quelques autres histoires ici et là, qui sont souvent racontées à la première personne et dans lesquelles il n’est pas vraiment possible de savoir s’il s’agit d’une invention ou d’une description d’événements vécus par ton moi physique. Par exemple le texte « L’arrivée dans la prairie humide », publié dans le recueil d’articles critiques du même nom. Mais la majeure partie de tes récits publiés sont tout de même d’un format assez classique, c’est une littérature construite. Et tes poèmes non plus ne relèvent pas de l’avant-garde ni du surréalisme.

En effet, il y a là un petit champ de bataille. D’un côté, je sais parfaitement comment composer une nouvelle. Mais d’un autre côté, dès lors que cette compétence est acquise, elle peut se révéler oppressante. Comme une armure qui a été façonnée aux mesures exactes du guerrier, mais qui empêche celui-ci de se relever sans l’aide de ses écuyers lorsqu’il tombe de sa selle. La forme idéale de la nouvelle ou du sonnet peut protéger du chaos, mais elle est aussi oppressante et adulte. Certes l’enfant devient un adulte, mais cela signifie aussi qu’il est comme figé, qu’il n’y a plus d’espace libre. Le contraire de l’état adulte et de la construction idéale, c’est justement la course de la belette. Entre la Forme et la course de la belette se déroule en permanence une guérilla. Les deux doivent être des amis, mais aussi, dans le bon sens du terme, des  ennemis de force égale. Sinon c’est tout simplement ennuyeux. Et quand on maîtrise la forme, on devient un peu paresseux. Ce n’est plus aussi vivant qu’il le faudrait.

 

Tu t’es fait connaître en 2001 comme un maître du récit bref, avec tes deux livres « Le voleur de vieillards » et « Les chroniques de Monsieur Paul ». Vas-tu maintenant écrire quelque chose d’autre ? Tes deux derniers livres étaient eux aussi des recueils de nouvelles.

Il y a eu une période dans ma vie où je regardais tout d’un regard de « nouvelliste compulsif » : quand j’avais une bonne idée, une perception ou une errance existentielles, je commençais à la noter simplement en tant qu’idée, mais en arrivant à la troisième ou à la quatrième ligne, je découvrais que cela pourrait donner une nouvelle. Et je m’empressais alors de la réécrire pour en faire un récit. Cela finissait par m’absorber tout entier. Comme un collectionneur de pichets d’argent. Certaines idées de nouvelles étaient bonnes, d’autres moins, mais en un certain sens cela ne faisait aucune différence, car, à l’abri dans mon rôle de collectionneur d’histoires, je finissais par me dessécher en tant qu’homme.  Un beau jour, j’ai constaté que je commençais à devenir vide, et même idiot.  Maintenant, j’en reviens à la question de la raison pour laquelle j’écris. Et je trouve que, puisque j’en ai la capacité, cela doit m’aider à devenir meilleur en tant qu’homme.  C’est là ce que je souhaite.  Et au cours de l’année écoulée, j’ai commencé à utiliser davantage mes capacités au service de cet objectif. Afin que le récit ne soit pas simplement un miracle littéraire, mais que ce miracle me porte aussi en tant qu’être humain vers une transformation qui me rende meilleur ou plus vivant.  J’ai renoncé à l’absurde collection de récits propre à l’écrivain professionnel, que j’ai pratiquée auparavant pendant plusieurs années.

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